Historien de l’art et de l’architecture français, François Loyer prévenait en 1995 : « La destruction du viaduc de Souzain serait un acte de barbarie culturelle. Il s’agit en effet du plus ancien des ouvrages d’art construits en béton armé subsistant dans notre pays » (lire la fiche technique par ailleurs).

Le 27 juin 1995, pourtant, le viaduc de Souzain qui reliait Saint-Brieuc et Plérin (Côtes-d’Armor) était dynamité, réduit en cendres. L’un des plus grands chefs-d’œuvre de Louis Harel de la Noë se volatilisait, en dépit de sa protection au titre des monuments historiques. Contre l’avis du ministre de la Culture de l’époque mais avec l’autorisation de destruction du Premier ministre, le seul à pouvoir commander pareille manœuvre.

Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées dans les Côtes-du-Nord (aujourd’hui les Côtes-d’Armor) de 1901 à 1918, Louis Harel de la Noë a conçu et dirigé la construction de nombreux ouvrages d’art, principalement liés au développement du réseau de chemins de fer dans le département. Il a aussi participé, notamment avec Armand Considère, aux débats théoriques de la circulaire du 20 octobre 1906 concernant les instructions relatives à l’emploi du béton armé.

Construit à Saint-Brieuc en 1904, le viaduc de Souzain était un ouvrage complexe en trois parties : un ouvrage d’accès, un ouvrage principal et une dérivation. D’une longueur totale de 274 m pour une hauteur de 35 m et une largeur de 11,40 m, il a été détruit le 27 juin 1995. (© DR)
Depuis 2010, date à laquelle cette photo a été prise, le viaduc de Port-Nieux a été envahi et recouvert par la végétation, le rendant à ce jour presque invisible (© Armelle Ouvrat)

« Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde », disait Victor Hugo. Avec Harel de la Noë, les ouvrages d’art deviennent des œuvres d’art grâce à la combinaison de l’utile et du beau, de la robustesse et de l’élégance. Chargé de créer le premier réseau de voies ferrées d’intérêt local dans les Côtes-du-Nord, il a imposé ses choix audacieux malgré le conservatisme du Conseil général des ponts : recours à des matériaux peu coûteux et des pierres locales, nouveaux modes de construction, réalisation des grands ouvrages d’art en régie... Sortent alors de terre deux réseaux de 250 et 200 km de voies ferrées et une soixantaine d’ouvrages (ponts, gares, châteaux d’eau) pour traverser un paysage au relief capricieux. Si de nombreux ingénieurs ont été pionniers dans l’emploi du ciment armé à la lisière des XIXe et XXe siècles, Harel de la Noë, lui, l’a expérimenté à grande échelle. Il a aussi été un pionnier dans la standardisation et la préfabrication d’éléments en béton armé.

Une ex-conservatrice des monuments historiques au chevet d’Harel

« Louis Harel de la Noë était un ingénieur en chef énergique et expérimenté, doté de grands moyens techniques et scientifiques », témoigne Geneviève Le Louarn, ex-conservatrice régionale des monuments historiques pour la Bretagne, au sein du ministère de la Culture et déléguée départementale de la Fondation du patrimoine pour les Côtes-d’Armor. « Émérite dans la construction métallique et confiant dans les capacités du béton armé, "Faites-moi confiance !", aimait-il répéter. Il était passionné par la création architecturale et a été un témoin actif des découvertes technologiques de son temps. Il a par exemple exigé le plus possible le travail en régie, prôné l’utilisation de la maçonnerie "ordinaire" quand il le fallait, et l’utilisation de techniques avant-gardistes à bon escient : fondation par plateaux de ciment armé, pilettes en ciment armé parementé de briques de terre cuite ou de ciment. Surtout, Harel de la Noë avait un credo : expérimenter et accepter la preuve de l’essai pour démontrer la solidité. »

D’une longueur totale de 109,25 m, le viaduc de Caroual, situé à Erquy (22), comprend un arc central de 45 m de portée en béton armé. Il a été restauré en 2021. (© Pierrick Menard)

L’exemple à suivre ? Le projet de restauration du viaduc de Caroual

Au cœur des années 2010, se pose la question de la sauvegarde de l’un des ouvrages d’art iconiques d’Harel de la Noë : le viaduc de Caroual, à Erquy. Construit entre 1913 et 1916, ce pont a permis au « petit train des Côtes-du-Nord » d’amener des générations d’estivants dans la toute nouvelle station balnéaire d’Erquy, de 1922 à 1948. Défi architectural avec son arche centrale de 45 m de portée et de 70 tonnes au-dessus d’un vallon sablonneux (lire la fiche technique par ailleurs), le viaduc est inscrit au titre des monuments historiques depuis 2014, année même où la mairie prit un arrêté interdisant la circulation des piétons et cyclistes sur le viaduc.

Le projet de restauration visant à stopper la dégradation et à faire circuler des promeneurs en toute sécurité mit alors un coup d’accélérateur à partir de 2016 : commande d’une étude de faisabilité, estimation du coût à 1,25 million d’euros, signature d’une convention tripartite entre la mairie d’Erquy, la Fondation du patrimoine et l’association Les Amis du viaduc de Caroual, ouverture d’une souscription… « Le processus a été long », se souvient Jean-Paul Foucal, président de l’association des Amis du viaduc de Caroual. « L’investissement de la DRAC à hauteur de 40 % a débloqué les autres financements par la région, le département et Lamballe Terre & Mer. »

Réalisés entre juillet 2020 et juillet 2021, les travaux de réparation et d’aménagement en voie verte contribuent à ce jour au dynamisme touristique d’Erquy. « Nous pouvons être fiers de transmettre ce patrimoine », apprécie Jean-Paul Foucal. « Mais ce qui est primordial aussi, pour que ce type de projet convainque, c’est de donner une autre vie à ces ouvrages, qu’ils soient utiles aux villes et à la communauté. »

Construit en 1916, le pont du Marais peut être considéré comme un prototype en tant que premier pont en béton au monde entièrement préfabriqué et assemblé sur place. Il a bénéficié d’un financement européen pour sa restauration. (© DR)

« Beaucoup a été fait, tout reste à faire »

On en revient donc à la combinaison de l’utile et du beau. Dans les Côtes-d’Armor, cet alliage a favorisé la réhabilitation de huit ouvrages signés Harel de la Noë : la passerelle Saint-Efflam, le viaduc du Parfond de Gouët, le pont des Marais (lire la fiche technique), la passerelle de la Côtière, le viaduc des Ponts-Neufs, le viaduc de Kerdéozer, le viaduc de Douvenant et le pont des Courses à Saint-Brieuc. « Harel de la Noë était un bâtisseur et un aménageur. Il incarnait la synthèse entre l’ingénieur, l’architecte et l’urbaniste », résume René Follezou, architecte et président de l’association Ameno. « Il a employé des techniques innovantes et pratiqué le béton armé avant l’heure tout en sachant apprivoiser un environnement difficile avec les nombreuses vallées entourant Saint-Brieuc. Dès qu’il est arrivé dans la région, il a su à travers son dessin ce qui allait se passer. Port-Nieux est son dernier ouvrage, dans lequel on retrouve tous ses concepts (lire la fiche technique). Un ouvrage qui a mal vieilli car non entretenu. Il nous tient à cœur de conserver ce dernier bijou et de le donner aux randonneurs : un véritable belvédère qui embrasse la baie de La Fresnaye. Qu’il passe à la postérité ! »


Des associations locales mobilisées pour la sauvegarde des ouvrages de Harel de la Noë

Dès 1995, la nécessité de faire connaître et promouvoir Harel de la Noë et son œuvre fait émerger des associations et publications, notamment l’Association pour la mémoire et la notoriété d’Harel de la Noë (Ameno) qui publie aux Presses de l’École nationale des ponts et chaussées en 2003, le premier ouvrage de synthèse sur le sujet. L’association Les Amis du viaduc de Caroual (Erquy) est, elle, créée en 2005.  

Les associations et les passionnés d’Harel de la Noë le répètent à l’envi : « Beaucoup a été fait, tout reste à faire. » Tous formulent, formalisent et signent ces vœux pour ne plus revivre l’épisode de Souzain en 1995 :

  • Que les collectivités reconnaissent la valeur patrimoniale de l’œuvre d’Harel de la Noë réalisée dans les Côtes-du-Nord de 1901 à 1918
  • Que les collectivités ajoutent la mémoire de l’ingénieur aux travaux de réutilisation des ouvrages qu’elles entreprennent
  • Que les programmes de travaux de restauration intègrent le respect de la conception des ouvrages
  • Que l’ensemble de l’œuvre soit mise en valeur auprès du public par l’exposition et l’interprétation des archives, documents, calculs, correspondances, dessins et photographies réunis et conservés

L’AFGC au soutien des associations pour sauvegarder le patrimoine

Depuis 2022, l’AFGC dispose d’une commission Histoire & Patrimoine du génie civil pour valoriser les hommes, les techniques, les matériaux, les ouvrages et leur histoire. Pour transmettre et alerter. « Nous avons deux grandes ambitions », précise Bernard Quénée, directeur de la Préservation du patrimoine au sein du groupe Setec et président de cette commission AFGC : « promouvoir le génie civil et son histoire pour le rendre plus attractif d’une part, notamment auprès des jeunes générations, et soutenir la sauvegarde de notre patrimoine en péril aux côtés des associations locales, d’autre part ». À l’image des actions menées par l’AFGC dans le but de sauver de la destruction la Halle Freyssinet, à Paris.

« De la même manière, nous allons apporter notre soutien pour que le viaduc de Port-Nieux, construit par Harel de la Noë, ne tombe pas dans l’oubli car sa disparition serait une perte inestimable pour notre patrimoine. » Auprès des associations locales, la mission de la commission Patrimoine de l’AFGC consiste à conseiller, orienter, requalifier un projet, donner encore plus de crédit et de légitimité aux dossiers de classement aux monuments historiques par exemple… « Si une immense majorité des églises, notamment, sont protégées, il y a beaucoup de trous dans la raquette concernant les ponts qui, eux, ne bénéficient souvent d’aucun label de protection. Pour Port-Nieux, il faut entretenir et resserrer les liens entre les associations, mais aussi imaginer et défendre un projet de réutilisation pour augmenter les chances de trouver un financement. »


Fiche technique

Port-Nieux (1916)

(© Armelle Ouvrat)

Ancien pont de la voie ferrée Yffiniac-Matignon, situé sur les communes de Plévenon et Fréhel, le viaduc de Port-Nieux a été construit de 1913 à 1916. Un ouvrage d’art à grand arc central, construit en moellons de grès et en béton armé. Précédé côté Fréhel d’une passerelle d’accès de 55 m, il mesure dans sa totalité 207 m de long et 29 m de hauteur. Il se compose de sept travées d’arc de 12 m de portée chacune et d’un grand arc central en béton armé de 28,50 m de portée. Construit en béton armé, le tablier est couronné de garde-corps en croix de Saint-André également en béton armé. Cet ouvrage d’art est aujourd’hui en mauvais état, envahi par la végétation.

Pont du Marais (1916)

(© DR)

Ancien pont de la voie ferrée Yffiniac-Matignon, situé à Plurien, le pont du Marais a été construit en 1916. L’ouvrage peut être considéré comme un prototype en tant que premier pont en béton au monde entièrement préfabriqué et assemblé sur place. Il a été intégralement conçu en béton armé (piles, tablier et garde-corps). Constitué de trois travées, il mesure 28 m de long et 4,60 m de large. Il comporte quatre piles supportant des poutres latérales avec des entretoises. Tous ces éléments sont en treillis.

Viaduc de Caroual (1916)

(© DR)

Ancien pont de la voie ferrée Yffiniac-Matignon, situé à Erquy, le viaduc de Caroual a été construit entre 1913 et 1916. L’arche principale en béton, de 45 m d’envergure et de 70 tonnes, est constituée de quatre arcs, coulés et assemblés sur place. Une prouesse technique pour l’époque. Le viaduc repose sur des piles construites en maçonnerie de moellons de grès, à chaînage, poudingue et béton armé, sa longueur est de 109 m, sa hauteur de 17,50 m et sa largeur de 4,22 m. Il est constitué de sept travées d’arc comprenant : quatre arches en maçonnerie de 5 m de portée chacune, deux arcs en béton armé de 12 m de portée et de l’arc central en béton armé de 45 m de portée à trois rotules. Le tablier, construit en béton armé, est couronné de garde-corps également en béton armé avec croix de Saint-André et main courante préfabriquées dans des moules en bois.

Viaduc de Souzain (1904)

Édifié sur la vallée du Gouët à Saint-Brieuc en 1904, le viaduc de Souzain était un ouvrage d’art contreventé d’une longueur totale de 267,50 m pour une hauteur de 32 m et une largeur de 10,80 m. Ce viaduc mixte (deux voies de rails et route) était composé de 23 arches en plein cintre de 9 m d’ouverture et de 8 arches de même profil de 5 m d’ouverture chacune. Les piles en partie inférieure étaient en maçonnerie de pierre, et les piles constituées de noyaux en ciment armé encoffré dans un parement de briques. Les arcs étaient des doubles arcs en béton armé, et le tablier était également en béton armé (uniquement pour l’ouvrage d’accès). Inscrit au titre des monuments historiques par arrêté du 21 décembre 1993, puis radié, après destruction, par arrêté du 2 mars 2016. Plus long viaduc édifié par Harel de la Noë, il a été détruit le 27 juin 1995.

Passerelle de la Côtière (1916)

(© DR)

Ancien pont de la voie ferrée Yffiniac-Matignon, situé à Plurien, la passerelle de la Côtière a été construite en 1916. Elle comporte 27 traversées en béton armé reposant sur des piles en maçonnerie espacées de 5,60 m, supportant un hourdis en béton armé coulé sur place. Sa longueur est de 164 m pour une largeur de 3,90 m et une hauteur maximale de 7,40 m. C’est la plus importante des passerelles subsistantes dans le département des Côtes-d’Armor.



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    Construction Moderne Ouvrages d'art 2011
    Les bâtiments en béton armé sont les monuments historiques du XXe siècle. On pense à Notre-Dame du Raincy, Saint-Joseph au Havre, la villa Savoye ou Notre-Dame de Royan. Les architectes des Monuments Historiques s’emploient aujourd’hui à restaurer et à transmettre ces monuments de béton : ainsi les halles du Boulingrin à Reims et les unités d’habitation de Le Corbusier à Marseille sont actuellement en chantier. On sait moins que dès la fin du XIXe siècle, le Service des Monuments Historiques, avec ses architectes, fut précurseur de l’utilisation du béton armé pour la restauration des monuments et pour la construction des édifices publics. Je pense à Anatole de Baudot, plus proche collaborateur d’Eugène Viollet-le-Duc, créateur dès 1887 de « L’École de Chaillot», où sont enseignées les techniques contemporaines de restauration pour la formation des architectes du patrimoine.