On les a longtemps méprisées. Aujourd’hui, elles servent de décor aux artistes et on se précipite pour les visiter. La Grande Motte, Le Havre, Royan, Firminy, Briey, Saint-Nazaire, Flaine… et leurs sœurs de béton étaient tout sauf touristiquement sexy. « Moches, grises, laides »… bien malin qui aurait pu prédire leur revanche aujourd’hui, en tant que lieux « hype» recherchés des stylistes, designers, photographes et autres artistes chouchous de la grande presse. Ou lieux à visiter, tout simplement.
Été 2018. La Grande Motte fête les 50 ans de l’arrivée de ses premiers touristes à l’ombre de ses grandes pyramides blanches. Spectacles, expos, concerts, sculptures, jardins éphémères… les estivants qui ont choisi cet écrin étincelant pour passer l’été ne sont pas déçus. Comme toujours depuis 2010, date de l’attribution du label Patrimoine du XXe siècle à la ville « fille légitime du soleil et de l’été ». Cette année encore, on a redoublé d’imagination pour faire venir le gratin des arts sur ces terres arborées (70 % de la Grande Motte est occupé par une végétation qui a pris le temps de s’épanouir).
Il est loin le temps où la cité se voyait affublée des délicats sobriquets de « la Grande Moche » ou « Sarcelles-sur-Mer ». Artistes, cinéastes, photographes et stylistes contemporains sont passés par là entre-temps ! Avec le soutien de campagnes de communication, surprenantes parfois, mais bien comprises. Telle celle de Simon Porte Jacquemus, prix LVMH des jeunes labels, fondateur de la marque Jacquemus, dont la collection printemps-été 2014 racontait « l’histoire d’une fille qui part en vacances à La Grande Motte, tombe amoureuse et vend des glaces ».
C’est en 2013 que le festival, « Architectures vives », commence à faire dialoguer œuvres d’artistes contemporains et béton dans la ville. Année après année, il participe au long travail de transformation de l’image de la cité, encore perçue comme un refuge bétonné pour populace en mal de soleil.
En 2016 et 2017, les Puces du Design de Paris, sélection pointue et éclectique d’antiquaires spécialisés en design des années 50 à 2000, intègrent La Grande Motte dans les circuits les plus branchés de la capitale. L’exposition « Tous à la plage ! », organisée à la Cité de l’architecture et du patrimoine de Paris, d’octobre 2016 à février 2017, a renforcé l’image d’une Grande Motte fille avant-gardiste de la métropole.
Il est vrai que l’architecture si caractéristique de « LGM », comme on l’appelle aujourd’hui, est une belle source d’inspiration pour les artistes contemporains, et cela depuis sa création. En témoigne l’œuvre de Joséphine Chevry, prix de Rome en 1964 et sculptrice de l’équipe de Jean Balladur, architecte-fondateur de la ville en 1963. Cinquante ans plus tard, la reconnaissance internationale acquise, Joséphine Chevry fait toujours partie des artistes amoureux de LGM et participe volontiers à ses nombreux événements artistiques.
De jeunes créateurs contemporains apportent aussi désormais leur touche personnelle. La ville, faisant sienne la remarque de l’architecte urbaniste Jacques Sbriglio selon lequel « la banalité d’une construction devient sa force d’expression », a en effet créé sa propre marque, « LGM BY », sous laquelle elle encourage des artistes et designers contemporains à proposer leur vision de la cité. Leur cahier des charges : produire des objets déco et art de vivre « tendance », en lien avec l’architecture de la cité balnéaire. C’est le cas chez Oxyo, par exemple.
La maison d’édition languedocienne, qui revendique « la première collection de design inspirée par l’architecture d’une ville » a confié à François Combaud la conception des tapis « BBB », qui reproduisent le modèle des places de la ville vues du ciel, et à François Azambourg, celle de méridiennes et chauffeuses « Résille », faisant écho à ce principe cher à Jean Balladur.
Du côté des jeunes photographes en vogue, Maia Flore et Patrizia Mussa réinventent le décor en invitant à réfléchir sur le rôle de la ville dans le quotidien des humains qui l’habitent.
Forte de sa belle identité retrouvée et de « la beauté de son béton solaire », selon les termes de Jérôme Arnaud, directeur de l’Office de tourisme, LGM n’en finit plus de se projeter vers l’avenir : « Notre réflexion en cours porte sur plusieurs projets, l’organisation d’un festival de musique, peut-être une biennale d’architecture en 2019 et une célébration du centenaire du Bauhaus en 2020. Des événements en direction à la fois du grand public et des milieux spécialisés ». D’ici là, LGM la lumineuse accueille ses visiteurs toute l’année, avec d’agréables rendez-vous et circuits autour de ses élégances architecturales.
Identités retrouvées et assumées
Autres pionnières de la transformation de leur image en « belle ville en béton » : Le Havre et Royan.
Au Havre, c’est l’inscription de la ville au patrimoine de l’UNESCO, en 2005, qui a servi d’électrochoc aux mentalités et permis de modifier fondamentalement le regard porté sur la ville, y compris par ses propres habitants.
La ville reconstruite par Auguste Perret dans les années 1950 avait eu beau se transformer et s’enrichir, dans les années 1980, de la main d’Oscar Niemeyer sollicité pour construire les deux « volcans » en béton blanc trônant sur le Bassin du Commerce, le mépris subsistait. On les avait surnommés localement « les pots de yaourt ». Le « grand volcan » était pourtant – est toujours – le siège d’une scène nationale très dynamique, qui hébergeait les débuts du grand chorégraphe français Angelin Preljocaj.
Mais presque du jour au lendemain, grâce à cette reconnaissance en 2005, la Porte Océane et ses appartements traversants ultra-lumineux avec vue sur la mer, à deux pas de l’église Saint-Joseph et de son clocher de 110 mètres de haut, sont devenus « the place to live »; le Manhattan-sur-mer comme le nommera l’écrivain du cru, Christophe Ono-dit-Biot.
Articles de la presse internationale aidant, Le Havre fait figure de paradis pour bobos et hipstersen mal d’espace et de grand large, y compris chez les Londoniens tout proches, qui viennent d’un pays où l’on a depuis longtemps su réhabiliter le patrimoine contemporain « brutaliste ». Et le classement des édifices du mouvement brutaliste par le Fonds mondial pour les monuments, entamé depuis 2012, indique que ce n’est pas un phénomène isolé.
La construction des « Bains » en 2008, sur des plans de Jean Nouvel, a participé aussi à l’attraction de la ville devenue internationale. Avec cette superbe piscine toute de béton et de mosaïques blanches et bleues, l’architecte rend hommage à cette luminosité de la ville. « Les Bains » enfoncent le clou de la beauté avant-gardiste retrouvée, soutenue il est vrai, par une double politique de rénovation et de communication entamée dès les années 1990. Avec en point culminant, les fêtes de 2017, organisées en l’honneur des 500 ans de la ville.
De « has been », le béton devient « vintage »
A Royan, où 80 % du patrimoine architectural appartient aussi au XXe siècle, « la conscience du désamour dont il faisait l’objet et sa nécessaire sauvegarde est née dans les années 1990 », explique Charlotte de Charrette, animatrice du patrimoine pour le compte de la ville. « Depuis, le mot d’ordre est de faire de cette architecture, l’identité même de la ville ».
L’obtention du label Ville d’art et d’histoire en 2011 a servi de catalyseur. Depuis cette date, tous les efforts portent sur la double démarche restauration et valorisation, grâce à des événements grand public récurrents, organisés au fil de l’année, avec des temps forts incontournables. Le Mois de l’architecture et du cadre de vie en avril, les Journées du patrimoine en septembre, les Journées de l’architecture mi-octobre,…, font le plein en visites guidées, conférences, expositions, ateliers, animations pour enfants ; ou encore, la Fête des Lumières début décembre, qui consiste depuis 11 ans à illuminer par différentes animations l’église Notre-Dame, si emblématique de la ville.
« Le travail de prise de conscience a pris du temps, mais le message se généralise », poursuit Charlotte de Charrette. Le béton est passé du stade de « has been »à celui de « vintage ».« Aujourd’hui, les agences immobilières, les hôtels et autres lieux d’hébergements jouent la carte du patrimoine et du design des années de la reconstruction. On ne vient plus seulement à Royan pour la vue sur la mer, l’été. On y vient toute l’année, pour la ville et pour se plonger quelque temps avec délice dans l’atmosphère des années 60. »
Le patrimoine vivant de Firminy
A Firminy, cité riche du plus vaste ensemble bâti de Le Corbusier au monde après Chandigarh en Inde, le renom du grand architecte pourrait bien avoir protégé la ville des sarcasmes endurés par ses sœurs. Peut-être parce qu’« Ici, le patrimoine est vivant », explique Géraldine Dabrigeon, directrice et conservatrice du célèbre site. « Rien n’est muséifié. Tous les bâtiments vivent selon les principes de la Charte d’Athènes : habiter, travailler, se recréer et circuler. Le stade accueille des matches, l’église Saint-Pierre les cérémonies, l’unité d’Habitation héberge des habitants mais aussi des spectacles, du théâtre de plein air sur le toit, des résidences d’artistes où les échanges sont nombreux avec le public, et même des touristes à la recherche d’une chambre d’hôte au design années 50. La Maison de la culture propose un programme d’événements saisonniers ouvert à tous. Les enfants sont par exemple invités à des ateliers artistiques autour du béton… »
Est-ce cette « viva-cité » qui a permis à la ville de mieux vivre sa spécificité ? Ou le fait aussi que, comme les autres sites Le Corbusier qui se déploient dans quelques 19 villes, 6 pays et 3 continents, Firminy a la chance de pouvoir compter sur le soutien de l’Association des sites Le Corbusier. C’est elle qui a obtenu le classement des œuvres du grand architecte sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
« Le regard a changé sur ce patrimoine contemporain », note Géraldine Dabrigeon. « Ça prend du temps, mais les nouvelles générations ont une autre approche de ce matériau et de son architecture. Au lieu de la subir ou de la rejeter, elle devient pour les communes un atout à valoriser, à perpétuer. Elle représente aussi l’état d’une société à un moment particulier, celui de la pensée post-guerre, centrée sur la dimension de l’individu dans le collectif. Autant de valeurs que l’on redécouvre avec l’organisation des espaces et des principes architecturaux qui lui sont attachés comme le plan libre, la lumière, la couleur, la végétation… »
A Firminy aussi, on n’hésite donc pas à convoquer les jeunes artistes contemporains pour la mise en valeur et en perspective de ce patrimoine qui ne se cache plus. En 2018, la ville a ainsi fait la part belle à la photographie d’architecture, à travers la superbe exposition des photos de Frédéric Laban intitulée « Vibrations colorées, regard décalé sur l’architecture de Le Corbusier. »
Les expériences se multiplient
L’engouement que l’on constate partout dans le monde pour l’architecture en béton est loin d’être un effet de mode, et certainement pas un simple outil touristique de promotion des communes. C’est plus une tendance de société qui permet à des expériences de se multiplier, de s’enrichir et de se partager. Autrement dit, de retrouver ce lien fondamental que les pionniers de cette architecture futuriste avant l’âge rêvaient tant d’établir entre humains par son intermédiaire. Autres exemples.
A Saint-Nazaire, ville candidate au label Ville d’Art et d’Histoire, plusieurs bâtiments sont labellisés Patrimoine du XXe siècle (les Halles, notamment). Pour donner à ressentir physiquement ce que représentait la base sous-marine, l’Office de tourisme a conçu une visite baptisée « Sensations béton » qui consiste, y compris pour les enfants, à se laisser guider les yeux bandés en touchant les murs afin d’identifier toutes les variations du béton.
A Briey,en Meurthe-et-Moselle, l’association La Première Rue, parrainée par une trentaine d’architectes et d’artistes internationaux impliqués dans l’œuvre de Le Corbusier, propose depuis 1989 des événements récurrents, qui ont changé le regard porté sur la Cité radieuse imaginée par le grand architecte en 1961. Expositions, spectacles, conférences et visites guidées des lieux, sont combinés à des animations pour les scolaires et des résidences d’artistes. Étudiants, architectes, chercheurs et grand public se côtoient et forment un cocktail gagnant.
En 2017, l’association a collaboré avec la ville à une exposition très remarquée du centre Pompidou de Metz intitulée « Le Corbusier et Léger : visions polychromes ». « Le désir n’a pas d’échelle », commente François Dietsch, maire de Val de Briey, le nouveau nom de la cité depuis 2017. « Une petite ville est aussi apte qu’une grande à mettre ses atouts en valeur. C’est une question de volonté. »
A Grenoble, labellisée Ville d’Art et d’Histoire en 2017, « la présence du béton est partout ici », rappelle Martine Jullian, conseillère municipale, déléguée au patrimoine historique. « De la Casamaures, maison de style oriental construite en béton moulé à Saint-Martin-le-Vinoux, jusqu’à l’ornementation du centre-ville haussmannien grenoblois en pierre factice. »
La Tour Perret, fermée au public, est le monument le plus emblématique de ce matériau et aussi le plus haut édifice en béton armé de la ville. Construite en 1925 à l’occasion de l’Exposition internationale de la houille blanche et du tourisme, elle fait actuellement l’objet d‘un gros projet de restauration pour environ 4 ans.
Flaine, célèbre station de ski où a également œuvré l’architecte mondialement connu du Bauhaus, Marcel Breuer, est aussi labellisée « Patrimoine Architectural du XXe siècle » depuis 2008. Mais on n’y vient pas seulement pour skier. Son Centre d’Art propose en effet une découverte de l’histoire de la station entièrement construite de ce « marbre du XXe siècle », comme le qualifiait l’architecte japonais Tadao Ando, ainsi que de la vie de ses créateurs mécènes et amateurs d’art, Éric et Sylvie Boissonnas. On y contemple aussi de rares œuvres monumentales d’art moderne à ciel ouvert signées Picasso, Dubuffet, Vasarely et Bury.
Paris n’échappe pas à l’intérêt croissant pour le patrimoine architectural « brutaliste ». En 2017, l’éditeur Blue Crow Media a par exemple lancé la première carte de découverte sur ce thème. On y propose la visite de plusieurs lieux qui font aujourd’hui le bonheur des jeunes photographes et cinéastes contemporains, tel le siège du Parti communiste français, qui a servi de décor à la série Trepalium produite par Arte ; ou les espaces d’Abraxas de Noisy-le-Grand (93), érigés à la fin des années 1970 par l’architecte Ricardo Bofill et toile de fond du clip Ouragan de Stéphanie de Monaco avant d’être celui du dernier Hunger Games : La Révolte, partie 2…