À Mende (Lozère), le viaduc du Lot est le premier ouvrage routier à double action mixte de France. Cette technique, déjà employée sur des viaducs ferroviaires, est une déclinaison optimisée du tablier mixte acier-béton traditionnel. À la dalle supérieure vient s’ajouter une dalle inférieure en béton armé, située de part et d’autre de chacune des piles intermédiaires de l’ouvrage. Cette conception améliorée augmente la rigidité et la durabilité de l’ouvrage, pour un coût de construction équivalent à celui d’un tablier mixte acier-béton classique.
Inscrite au contrat de plan État-Régions pour la période 2015-2020, l’opération de raccordement de la RN88 à la RD42, nommée Rocade Ouest de Mende, vise à désengorger le trafic du centre-ville de la préfecture de la Lozère. Le long de son parcours de 2,5 km, ce contournement 2 x 1 voie qui sera mis en service en 2023 comprend huit ouvrages d’art.
Le plus grand d’entre eux, le viaduc du Lot, franchit sur 323 mètres la rivière éponyme, une voie ferrée non électrifiée, ainsi qu’une petite voie communale. Ses quatre appuis, des piles en béton armé constituées de deux fûts elliptiques entretoisés par des croix métalliques, sont profondément ancrés dans le substratum marneux par l’intermédiaire de pieux.
Sur ces piles, dont la plus haute atteint 22 mètres de hauteur, s’appuie un tablier bipoutre mixte en acier et en béton armé d’un nouveau genre : il est dit « à double action mixte ». C’est le premier pont routier de ce type à être réalisé en France. Mais de quoi s’agit-il ? Pour le comprendre, il faut revenir aux fondamentaux : « Le bipoutre à double action mixte est d’abord un bipoutre mixte acier-béton », pose Clément Amourette, chargé d’affaires « Ouvrages d’art » au Cerema Méditerranée, concepteur de l’ouvrage.
Sur un tablier mixte classique, l’acier et le béton sont complémentaires...
Classiquement sur ce type d’ouvrage, le tablier est constitué de deux poutres métalliques parallèles – généralement, des profils en « I » – régulièrement entretoisées et surmontées d’une dalle supérieure en béton armé, à laquelle elles sont connectées par des « connecteurs » de type goujon. « Ces ouvrages sont très courants sur le réseau routier national non concédé », explique Clément Amourette. Au nombre de 630, ils constituent 15 % de la surface du patrimoine d’ouvrages d’art. « Les bipoutres mixtes, qui disposent d’un important corpus technique d’aides à la conception et d’un large retour d’expériences, ont connu un vrai engouement, notamment grâce à leur rapidité d’exécution via le procédé de lançage du tablier », poursuit Clément Amourette. Techniquement, ils allient deux matériaux très complémentaires, qui participent de concert à la reprise des efforts : l’excellente résistance du béton à la compression et la très grande ductilité de l’acier en traction sont mises à profit... « Mais la répartition des deux matériaux n’est pas optimale sur tout l’ouvrage », prévient Clément Amourette.
... mais ne sont pas répartis de manière optimale
Les charges liées à la circulation des véhicules créent en effet des déformations différenciées suivant les zones du pont : en travée, la dalle supérieure en béton est comprimée tandis que les poutres métalliques sont tendues. « Ces deux éléments sont alors sollicités au mieux de leurs caractéristiques intrinsèques », explicite l’expert du Cerema Méditerranée. Au contraire, au droit des piles, la dalle en béton est tendue et la semelle inférieure des poutres est comprimée. « À cet endroit, les semelles d’acier se comportent à la manière d’une règle en plastique à laquelle on appliquerait un effort de compression, illustre Clément Amourette. À partir d’un certain effort (la charge limite), elles commencent à gondoler. C’est ce que l’on appelle le flambement. Pour éviter ce phénomène, les semelles des poutres sont généralement surépaissies à proximité des piles. S’il assure la sécurité structurelle de l’ouvrage, ce surdimensionnement n’exploite pas les matériaux de manière optimale. »
Un hourdis inférieur en béton armé bien comprimé
C’est de la volonté d’éviter ce type de surépaisseur qu’est né le principe de la « double action mixte ». « Au lieu d’épaissir les semelles de part et d’autre des piles, l’idée est d’aller connecter une deuxième dalle en béton entre les semelles inférieures des poutres en acier : travaillant de manière optimale en compression, cette dalle – nommée « hourdis inférieur » – vient raidir la charpente métallique et supprime la possibilité d’un flambement du tablier, la dalle en béton n’étant pas sujette à ce phénomène », explique Clément Amourette.
Logiquement, l’objectif est de placer des hourdis inférieurs en béton dans toutes les zones où ils seront comprimés et où les poutres métalliques sont susceptibles d’être soumises à des instabilités, soit entre 15 et 20 % de la longueur des travées de part et d’autre des piles.
Un fonctionnement analogue à celui d’un tablier en caisson...
« Ainsi transformé, le bipoutre mixte offre de nombreux avantages, affirme Clément Amourette. Les dalles de béton en semelles inférieures forment un entretoisement très rigide – le fonctionnement s’apparente alors dans ces zones à celui d’un tablier en caisson – qui annule le risque d’instabilité globale du tablier. » Le mécanisme de rupture de l’ouvrage mixte acier-béton est ainsi modifié : « On passe d’une ruine par instabilité géométrique à une ruine dite plastique, qui mobilise à plein la capacité de résistance des matériaux et redistribue les efforts dans la structure de manière optimale », précise l’expert du Cerema.
... pour le coût d’un tablier mixte acier-béton
Évidemment, pour être compétitive, cette solution ne doit pas induire de surcoûts. Si la quantité de béton et d’armatures passives est augmentée, les surépaisseurs d’acier des semelles sont supprimées. « L’un dans l’autre, ces deux conséquences s’équilibrent mutuellement, assure Clément Amourette. Finalement, à coût équivalent, la robustesse de l’ouvrage est augmentée, tout comme sa réserve de résistance sur les zones proches des piles. Par ailleurs, la meilleure redistribution des efforts entre les poutres (effet « caisson ») augmente la durabilité de l’ouvrage. »
Une méthodologie de mise en œuvre non contraignante mais adaptée
En France, il n’existait jusqu’ici que trois ponts ferroviaires à double action mixte, tous sur la LGV Bretagne-Pays de Loire entre Le Mans et Rennes. Le viaduc du Lot est donc le premier ouvrage routier de ce type. Il a pu bénéficier de cette mise à jour de la doctrine technique sur la double action mixte, fruit d’un travail de développement scientifique de méthodologie, notamment mené par le Cerema.
En l’occurrence, l’application de cette conception s’est traduite par la mise en œuvre de hourdis inférieurs en béton armé connectés à la semelle inférieure des poutres sur une longueur de 21 m de part et d’autre de chaque pile. Cette exigence nouvelle n’a pas posé de difficultés particulières d’exécution au groupement d’entreprises, piloté par GTM (groupe VINCI) pour le génie civil et associant Eiffage Métal pour la charpente métallique. La méthodologie de mise en œuvre a néanmoins dû être adaptée de manière fine (voir encadré).
Notifié en mars 2018, le marché de travaux comprenait une période préparatoire de 5 mois à laquelle s’ajoutaient 24 mois de travaux. Retardé par la crise sanitaire liée au Covid-19 et par les intempéries, le chantier a pu finalement être livré en juin 2021.
La délicate mise en œuvre du hourdis inférieur
Le tablier du viaduc du Lot se caractérise par un hourdis inférieur en béton armé, présent sur une longueur de 10,5 m de part et d’autre de chaque pile. Cette dalle est située entre les deux poutres principales du tablier auxquelles elle se connecte aux deux demi-semelles intérieures inférieures. D’épaisseur constante (300 mm), le hourdis est réalisé en béton de classe de résistance C35/45. Afin d’éviter qu’il ne subisse de trop importants efforts temporaires de traction – et donc une fissuration préjudiciable –, il a été décidé de couler le hourdis inférieur une fois la charpente métallique totalement lancée et en place au-dessus de ses appuis définitifs. Néanmoins, pour faciliter la réalisation, des prédalles en béton armé – servant de fond de coffrage – et les armatures du hourdis inférieur ont été installées sur la charpente avant la phase de lancement.
Ce n’est ainsi qu’une fois le tablier en place sur ses appuis que le bétonnage du hourdis inférieur a pu être effectué, suivi immédiatement du bétonnage du hourdis supérieur par « pianotage », c’est-à-dire un coulage de la dalle par plots alternés, ce qui permettait là aussi de réduire les risques de fissuration.
Localiser la réalisation
Le viaduc du Lot en chiffres
- Longueur du viaduc : 323 mètres
- Nombre de travées : 5 (53 m + 3 x 75 m + 45 m)
- Montant du marché de travaux (incluant un giratoire) : 13,1 millions d’euros TTC Financement : État : 50 %, région Occitanie : 19 %, département de la Lozère : 19 %, ville de Mende : 12 %
Fiche technique
- Exploitant : DIR Massif central
- Maître d’ouvrage : DREAL Occitanie
- Maître d’œuvre : DIR Méditerranée
- Concepteur de l’ouvrage : Cerema Méditerranée
- Architecte : XD-Architecture
- Entreprises : groupement génie civil : GTM ; charpente métallique : Eiffage Métal ; fondations : Botte Fondations ; terrassement : VINCI Construction Terrassement
- Fournisseurs bétons : Chausson Matériaux, Point P.
- Fournisseurs ciment : Lafarge, Vicat
Après lecture de cet article très intéressant, j’ai été attiré par un résultat surprenant : 300 k/m3de ferraillage dans la dalle inférieure comprimée ! L’équivalent d’une tôle de 12 mm d’épaisseur sur toute la surface du hourdis inférieur ! Probablement assez de tôle pour, dans un bipoutre classique, épaissir la membrure inférieure et raidir l’âme contre le voilement/flambement. Les dispositions à prendre pour faire coopérer le béton et l’acier sont elles à l’origine de cette situation ?
Ce qui a éveillé mon attention ce sont les arcs de Freyssinet. En matière de béton comprimé, avant qu’il invente la précontrainte, il nous a laissé quelques arcs (certains records du monde) qui sont pour certains centenaires et pour lesquels le ferraillage est plutôt de l’ordre de 30 k/m3 !
Alors, où est l’erreur ? La règlementation ? Une dérive du principe de précaution ou de façon plus triviale le principe de la ceinture et des bretelles ?
À vous lire, merci.
C'est gratifiant d'être lu avec autant d'attention avisée. Renseignements pris, ce serait, je cite "une dérive des normes Eurocode".
Bien à vous, l’Équipe Infociments
Merci pour ces commentaires intéressants, effectivement on pourrait se demander s'il n'y a pas une anomalie à mettre autant d'acier dans le béton alors que l'on pourrait directement utiliser ces 300kg/m3 en tôles de charpente.
Effectivement avec ces 300kg/m3 on pourrait souder une tôle de 12mm d'épaisseur entre les poutres métalliques, mais elle serait fine comme du papier de cigarette (une tôle de 12mm d'épaisseur pour environ 5,30m de large) et cette tôle très élancée et soumise à la compression pure voilerait très facilement d'une part et ne serait pas entièrement sollicitée pour des raisons de diffusion des contraintes (seule la matière proche des âmes reprend effectivement des efforts dans ces zones sur pile). Pour la rendre réellement efficace il faudrait la raidir ou l'épaissir (comme dans les caissons métalliques)... et dépenser encore plus d'acier
- ajouter beaucoup d'acier pour réaliser une vraie tôle de fond de caisson (mais cela consomme beaucoup d'acier et ce n'est intéressant que si tout l'ouvrage est un caisson)
- utiliser l'acier pour épaissir les semelles inférieures (c'est le cas des bipoutres mixtes classiques) : dans notre cas les 300kg/m3 permettraient de passer les semelles de 60 à 90 mm et ce n'est pas suffisant pour se prémunir du déversement (il faut 100mm minimum)
- réaliser des contreventements en poutre treillis (efficace mais couteux) : cela se pratique sur les ponts ferroviaires
Pour autant je suis d'accord avec vous : 300kg/m3 c'est beaucoup, même pour un pont mixte et cela pourra être optimisé dans les prochains ouvrages double action mixte. A l'époque des arcs Freyssinet, les règles de l'art sur les aciers minimum étaient probablement bien plus souples...
Bien à vous, Clément Amourette