Un tunnelier se fraye un chemin dans des sous-sols alpins perturbés. Leur hétérogénéité nécessite des reconnaissances pour définir les méthodes de creusement du tunnel de base de 57,5 km.
À 700 m sous le massif alpin, sept jours sur sept, 24 heures sur 24, « Federica » grignote peu à peu la roche à une vitesse moyenne d’excavation de 13 m/jour.
« Federica », c’est le tunnelier en charge des reconnaissances au niveau de Saint-Martin-la-Porte en vallée de Maurienne (Savoie). Mené à partir d’une descenderie de 2 400 m de long préalablement creusée, ce chantier baptisé « SMP4 » avance en direction de la descenderie suivante de La Praz qui devrait être atteinte en 2020, soit 8 737 m de tunnel à creuser. Déjà impressionnant en lui-même, ce chantier en préfigure un autre, hors normes : le tunnel de base de 57,5 km de long scindé en deux tubes parallèles à voie unique. Dans le projet de nouvelle liaison Lyon – Turin, ce tunnel représente l’ouvrage principal de la section transfrontalière entre Saint-Jean-de-Maurienne et Susa/Bussoleno dans le Piémont.
Entreprises dans l’axe et au diamètre du futur tube sud, ces reconnaissances en grandeur réelle visent à collecter le maximum de données dans un secteur à la géologie particulièrement délicate. Ceci pour déterminer les méthodes et moyens les mieux adaptés pour excaver le « vrai » tunnel réparti en un tronçon de 12,5 km côté italien et un de 45 km côté français. Sur ce dernier, entre 2002 et 2010, trois galeries d’accès au futur tunnel transfrontalier ont déjà été réalisées : Saint-Martin-la-Porte donc, Villarodin-Bourget/Modane et La Praz. À celles-ci s’ajoute une quatrième, La Maddalena à Chiomonte en Italie. Ces descenderies serviront à mener sur plusieurs fronts le creusement du tunnel de base et, après sa mise en exploitation envisagée à l’horizon 2030, elles assureront la ventilation, permettront l’entretien, et l’accès aux services de secours en cas de nécessité.
900 000 m3 de matériaux à extraire
Conçu et fabriqué par la société NFM Technologies dans son usine du Creusot (Saône-et-Loire), « Federica », tunnelier de type simple bouclier en mode ouvert, pèse quelque 2 400 t, mesure 135 m de long avec son train suiveur, délivre une puissance de 5 mégawatts et sa progression moyenne atteint 10 cm par minute. Il est doté d’une tête de coupe d’un diamètre de 11,26 m comportant 76 molettes conçues pour roche dure qu’il brise avant évacuation des morceaux par l’arrière. Il avance grâce à 22 paires de vérins prenant appui sur le dernier anneau de béton posé. À l’avant, deux foreuses permettent d’effectuer des sondages à travers la jupe de la machine. Des sondages destructifs et des sondages carottés pour en extraire des échantillons qui révèlent la cartographie précise de la géologie. Le volume total de l’excavation sur les 8,7 km a été évalué à près de 900 000 m3 de matériaux, en partie valorisables en remblais, qui sont évacués par convoyeur jusqu’à un dépôt.
Monté « à blanc » dans l’usine pour sa réception organisée le 14 janvier 2016 par le maître d’ouvrage TELT (Tunnel Euralpin Lyon Turin) et le groupement d’entreprises, le tunnelier a ensuite été démonté et ses énormes pièces acheminées de février à juillet 2016 par une centaine de convois, dont 34 exceptionnels, jusqu’à Saint-Martin-la-Porte, distante d’un peu plus de 400 km du Creusot. Transporté au fond de la descenderie au niveau du tunnel de base, l’ensemble a alors été reconstitué dans une imposante chambre de montage longue de 45 m, haute de 24 m et large de 23 m.
« Federica » a été inauguré le 21 juillet 2016. Le creusement débute en octobre. Le 23 décembre, après seulement 308 m excavés et 200 anneaux posés, la progression est très ralentie, puis complètement stoppée. La cause ? Un phénomène de surexcavation : il extrait jusqu’à quinze fois plus de matériaux que prévu ! Un surplus de très mauvaise qualité qui « embourbe » la machine et l’empêche d’avancer. Capable de creuser sans problème dans une roche dure et homogène, le tunnelier progresse en effet très difficilement dans un terrain hétérogène. Et là, il vient d’atteindre une faille, détectée lors des sondages préalables, constituée d’un conglomérat très friable de charbon et d’eau.
Les ingénieurs se doutaient que de tels aléas géologiques pouvaient être rencontrés, mais pas de si grandes dimensions. Cette veine houillère atteint 15 m de longueur. Le remède prescrit par les experts est double. Un apport de mousses expansives et de résines (30 tonnes !) pour homogénéiser et consolider la roche. « Les résines injectées font liant, agissent comme une sorte de béton entre les parties déstructurées pour redonner au matériau une cohérence, une certaine dureté et permettre au tunnelier de pénétrer », explique un responsable des travaux. La seconde solution mise en œuvre consiste à refermer la tête de coupe par des tôles soudées afin de réduire l’afflux de matériaux à l’intérieur qui gêneraient la rotation de la roue.
En prenant le maximum de mesures de sécurité pour préserver les ouvriers et la machine, le tunnelier repart le 28 février 2017, très lentement d’abord puisque deux mois et demi seront nécessaires pour franchir ces 15 m ! La reprise se fera progressivement à partir d’avril à un rythme normal de 10 à 15 m par jour, soit la pose quotidienne de 7 à 8 anneaux, marquée par quelques pointes à 19 m. Par précaution, pendant l’arrêt de la machine, la zone de faille a été consolidée par mise en place de cintres lourds destinés à soutenir les voussoirs et à éviter toute déformation des anneaux liée aux convergences du sol, un espace de 15 cm ayant été laissé volontairement entre ce dernier et la section utile du tunnel. Le revêtement de cette section délicate a par ailleurs entraîné la pose de voussoirs plus résistants. Le retour d’expérience sur les difficultés de cet accident géologique et les solutions mises en œuvre se sont avérés payants. En août 2017, « Federica » a rencontré le même type de terrain. Mais cette fois, il ne s’est pas arrêté.
300 000 m3 de béton pour 8,7 km de tunnel
Entre les descenderies de Saint-Martin-la-Porte et de La Praz, les 8 737 m du tunnel équivalent à 5 824 anneaux. Un anneau étant constitué de 7 voussoirs universels, d’une clé et d’un voussoir de radier, le total représente 52 416 voussoirs, chacun d’eux nécessitant en moyenne de couler 3 m3 de béton. Ils sont fabriqués à la chaîne dans une ancienne scierie transformée pour la circonstance en usine de production. Elle se situe à 3 km du chantier, une faible distance réduisant les acheminements des voussoirs qui sont transportés par semi-remorques jusqu’à des dépôts où ils sont déchargés à l’aide de ponts roulants. Le processus industriel automatisé avec 45 moules qui se déplacent de poste en poste à l’aide d’un carrousel permet une production quotidienne de 90 voussoirs. Le groupement d’entreprises a confié la fourniture des bétons à SATM Grands Travaux (Société Auxiliaire de Transport et de Matériel, filiale du groupe Vicat). Deux centrales à béton ont été installées sur la commune de Saint-Martin-la-Porte. La première est opérationnelle depuis mai 2015 à l’entrée de la descenderie sur le site des Saussaz pour la production des bétons conventionnels (125 000 m3). Sur le site des Œillettes, la seconde centrale produit les bétons de voussoirs (165 000 m3) de deux types : BPS C45/55 XA2 XC4 pour la plupart des voussoirs et BPS C80/95 XA2 XC4 pour ceux de radiers.
Première en France, le remplissage du vide annulaire se fait par l’injection d’un bicomposant qui assure le maintien de l’anneau dans l’axe et le confine afin de limiter les déplacements ou son ovalisation. Il permet également une répartition homogène des efforts du terrain autour de l’anneau. Ce bicomposant est un mélange de deux composants A et B. Le premier (A) est un superfluide dosé avec un agent retardant : ciment + bentonite + eau + retardant + éventuelles cendres volantes. Le second (B) est un accélérateur ajouté au composant A, immédiatement avant l’injection dans le vide annulaire par la jupe et (ou) les voussoirs.
Lyon – Turin ferroviaire, un projet colossal à 26 Mds €
La liaison ferroviaire transalpine mixte voyageurs/fret Lyon – Turin fait partie de la liste des 14 projets prioritaires de transport retenus dès 1994 par l’Union européenne dans le cadre de la réalisation d’un réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Le coût total du projet est estimé par la Cour des comptes à 26 Mds ¤. La liaison se décompose en trois parties. Les accès français entre l’agglomération lyonnaise et Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), la section transfrontalière franco-italienne de 65 km entre Saint-Jean-de-Maurienne et Bussoleno en Piémont, comprenant le tunnel de base de 57,5 km. Enfin, les accès italiens entre le val de Suse et l’agglomération turinoise en Italie. À terme, c’est-à-dire pour une mise en service espérée vers 2030, la liaison devrait permettre d’acheminer 5 millions de voyageurs par an qui bénéficieront de temps de parcours considérablement réduits. Un trajet Lyon – Turin se fera en un peu moins de 2 heures, contre plus de 4 heures actuellement. Un Paris – Milan en un peu plus de 4 heures contre près de 7 heures…
En ce qui concerne le fret, le tunnel de base permettra de s’affranchir des contraintes techniques liées aux fortes pentes de la ligne existante et de favoriser le report modal. À l’horizon 2035, plus de 40 % des échanges de marchandises dans la zone pourront ainsi être assurés par le mode ferroviaire, contre 8,8 % en 2015. Soit un report vers le rail de quelque 700 000 poids lourds…
Le 24 février 2015, lors d’un sommet franco-italien, les deux pays signent l’accord d’engagement définitif des travaux. Le 26 janvier 2017, le Sénat vote l’approbation de l’accord.
Principaux intervenants
Reportage photos : TELT
Maître d’ouvrage : Tunnel Euralpin Lyon Turin (TELT) – Maîtres d’œuvre : Egis (France), Alpina (Italie) – Groupement d’entreprises de Génie Civil : Spie Batignolles TPCI (mandataire) ; Eiffage Génie Civil (gérant) ; Ghella SpA ; CMC di Ravenna ; Cogeis SpA ; Sotrabas – Coût : 390 M€ HT, financé à 50 % par l’Union européenne, 25 % par la France, 25 % par l’Italie.