Sauvé in extremis de la destruction, ce chef-d’œuvre de l’architecture industrielle qui révèle les premières grandes inventions d’Eugène Freyssinet va accueillir le plus grand campus de start-up du monde.
Si elle n’a pas la dimension iconique des hangars aéronautiques d’Orly ou du pont Albert Louppe à Plougastel, la Halle Freyssinet signe le début des grandes inventions du génial ingénieur. Construite entre 1927 et 1929 près de la gare d’Austerlitz, elle était destinée à abriter les opérations de transbordements postaux train-camions. Présentant trois nefs parallèles éclairées par des lanterneaux, la Halle est constituée de minces voûtes en béton (5 cm au faîtage) supportées par de fins piliers pyramidaux. Cette légèreté est due à une solution technique inédite : les auvents qui animent les longues façades nord et sud sont suspendus et stabilisés par des tirants métalliques noyés dans le béton. Faisant ainsi contrepoids, ils permettent d’optimiser la matière, véritable obsession de Freyssinet. Outre l’élégance inhabituelle de ce hangar industriel, ce dispositif inaugure les réflexions du grand homme sur la précontrainte du béton, dont il dépose le brevet en octobre 1928, et sur la technique de la vibration qui améliore la compacité du béton lors de sa mise en place.
Exploitée par le Sernam jusqu’en 2006, puis par une entreprise d’événementiels (Jaulin), elle a failli être démolie : la SNCF souhaitait s’en séparer et la SEMAPA, aménageur de Paris Rive Gauche, cherchait à valoriser le foncier. Faisant prévaloir son caractère innovant, Cimbéton, l’association Eugène Freyssinet, Paris Historique et les Architectes du Patrimoine ont réussi à convaincre les autorités de la conserver. Depuis 2012, la Halle est inscrite au titre des Monuments Historiques comme « prototype faisant date dans l’histoire de la technique du béton ».
Le projet architectural
En 2013, Xavier Niel, fondateur de Free et vice-président du groupe lliad, acquiert la Halle. Son projet ? Faire de ces 34 000 m² le plus grand campus de start-up au monde appelé STATION F. La reconversion architecturale est assurée par l’agence Wilmotte & Associés. Conservant la mémoire logistique et ferroviaire du site, les architectes aménagent les deux nefs latérales avec des containers qui accueillent les éléments du programme, soit plus de 3 000 postes de travail répartis sur trois types d’espace : une zone « Share » accueillant entre autres des start-up, le Fab Lab et une boutique éphémère ; une zone « Create » où seront installées les start-up incubées ; et une zone « Chill » ouverte au public comprenant des restaurants et des bars ouverts 24 h/24 h.
Libre de toute construction, la nef centrale abrite des espaces polyvalents et communautaires. « Nous avons conçu les espaces de manière à favoriser l’échange, l’émulation et le partage entre les occupants », explique l’architecte Florian Giroguy, chef de projet chez Wilmotte.
Grâce à ses 34 000 m² et ses hauteurs sous voûtes, la Halle Freyssinet offrira fin 2016 des espaces de co-working, un Fab Lab avec atelier de prototypage et imprimantes 3D, un auditorium en sous-sol, des salles de réunion, des espaces de détente, des bars, quatre restaurants ouverts sur le quartier par une terrasse. L’ensemble sera « connecté » à la ville par une requalification globale des abords et la création de nouvelles voies d’accès. Les travaux, d’une durée de deux ans, ont commencé à l’automne 2014. En raison de sa finesse, l’ossature en béton ne peut supporter des charges supplémentaires ni être percée. L’isolation thermique et l’étanchéité nécessaires au confort des futurs occupants ont été posées via une surtoiture respectant les courbes, la texture et la teinte du béton.
L’emblème du numérique hexagonal
Si la French Tech, mouvement d’entrepreneurs installés en France et à l’étranger, a contribué à faire évoluer les mentalités autour de la création d’entreprise et de la « high-tech », le projet de Xavier Niel n’en est pas moins très ambitieux : aucune pépinière dans le monde n’atteint cette ampleur.
À titre de comparaison, le Cambridge Innovation Center de Boston, pourtant une référence, n’accueille que 600 entreprises. L’occasion de revaloriser l’image de la France auprès des investisseurs étrangers. Cette pépinière pourrait donc devenir le terreau d’une compétitivité française retrouvée et être érigée en facteur d’attractivité pour la haute technologie. Pour la Halle Freyssinet, haut lieu de la créativité française et trait d’union remarquable entre le XXE et le XXIE siècle, le symbole est fort : construite par un ingénieur qui a révolutionné l’art de construire au XXE siècle, elle accueille le précurseur du numérique au XXIE siècle.
Ce parallèle entre les deux hommes, Freyssinet et Niel, éminences grises de l’excellence française en matière d’ingénierie, ne devrait-il pas favoriser des synergies entre le Génie Civil et le numérique ? Si les deux univers s’ignorent encore, ils partagent sans aucun doute la même vision du progrès et de l’excellence. Les acteurs du génie civil développeraient l’usage des outils numériques tandis que les jeunes des start-up emprunteraient aux professionnels de la construction leur esprit concret, et apprendraient ainsi à transformer l’idée en prototype.
Rencontre avec Roxanne Varza, directrice du campus de start-up
Comment êtes-vous entrée dans l’univers numérique ?
Je suis née à San Francisco de parents iraniens. Partie un an en France dans le cadre de ma licence de littérature française à UCLA, j’ai découvert la high-tech. Mon premier job chez Business France consistait à aider des start-up de la Silicon Valley à s’implanter en France. Beaucoup d’entrepreneurs rêvent d’investir en France qui a pour elle la qualité de ses ingénieurs, le crédit d’impôt recherche, l’aide aux entreprises innovantes. Dans la Silicon Valley, les gens sont motivés par l’argent ; ici, par la beauté de l’innovation… qui me passionne. J’ai ensuite été recrutée pour créer l’accélérateur de start-up de Microsoft.
Xavier Niel compte accueillir un millier de start-up. Quels sont les critères de sélection ?
Nous n’avons pas encore ouvert les candidatures, mais nous savons d’ores et déjà que nous n’aurons pas de difficulté à trouver des projets : nous sommes en contact avec les grandes écoles et les universités du monde entier, et je reçois des prises de contact de dix start-up par jour. Notre objectif est de comprendre ce qu’on peut apporter de différent dans l’organisation des espaces et des services pour faciliter l’accès des acteurs étrangers et des investisseurs. J’ai visité des incubateurs un peu partout dans le monde. Ce benchmark a permis de définir un modèle de fonctionnement dont on a discuté avec les architectes pour concevoir des espaces communs, des lieux de co-working, une grande flexibilité d’usage…
Avez-vous prévu un espace à la mémoire d’Eugène Freyssinet ? Votre stratégie entend-elle développer des projets à la croisée du Génie Civil et du numérique ?
Oui, car Eugène Freyssinet fait partie de l’histoire du bâtiment, de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Quant au Génie Civil, c’est un domaine qui nous intéresse. J’ai déjà reçu par exemple une start-up française qui réalise du béton connecté avec du wifi intégré. Mais pour l’heure, rien n’est arrêté.
Calendrier
2012 : inscription de la Halle à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques
24 septembre 2013 : annonce officielle du projet
Décembre 2013 : dépôt du permis de construire
Avril 2014 : obtention du permis de construire
Septembre 2014 : début des travaux
Durée du chantier : 2 ans
2017 : livraison
Chiffres clés
Surface : 33 747 m2 SDP
Longueur : 310 m
Largeur : 58 m
3 nefs parallèles faites de voûtes minces en béton précontraint de 5 cm au faîtage
Reportage photos : Patrick TOURNEBOEUF et Frédéric GLUZICKI - Image de synthèse : Willmotte & Associés Architectures
Maître d’ouvrage : Xavier Niel/SEDCN – Maître d’ouvrage délégué : Redman – Maître d’œuvre : Wilmotte et Associés Architectes – Aménageur : SEMAPA – Architecte des Monuments Historiques : 2B2M – BET structure : Sas Mizrahi – Entreprise gros œuvre : Rabot Dutilleul.